(adapté du blogue Why Nations Fail (21 janvier 2014) par Daron Acemoglu et James Robinson).
«Je reste convaincu que les peuples sont sujets à moins d'erreurs que les princes, et qu'on doit se fier à eux bien plus sûrement qu'à ces derniers.» (Machiavel)
Le président Obama a prononcé récemment un important discours
au sujet du gigantesque programme de collecte de métadonnées de la National
Security Agency (NSA).
Fidèle à son habitude, Obama a parlé avec éloquence et
mesure; il s’est dit pleinement conscient des préoccupations entourant les
libertés civiles et de la nécessité de mener des vérifications sur le travail
de la NSA.
En réalité, toutefois, Obama semble avoir fait le choix de n’imposer
aucune limite à la NSA quant à la collecte des métadonnées et l’accès à celles-ci.
Des vérifications seront faites et les métadonnées
continueront vraisemblablement de résider sur les serveurs des sociétés privées
de téléphone et d’Internet, mais il semble exclu d’empêcher la NSA d’accéder à
ces données ou de restreindre sa capacité de recueillir l’information.
Obama est même allé encore plus loin en exprimant son
soutien inconditionnel à la NSA et aux services de renseignement. Il n’a rien
appris, a-t-il dit, qui puisse donner à penser que le renseignement ait
sciemment enfreint la loi ou se soit comporté de façon cavalière à l’égard des
libertés civiles.
Cette déclaration suscite une certaine incrédulité, quand on
sait que la NSA et les services de renseignement ont clairement agi de façon cavalière
en matière de libertés civiles, ont tenté de brouiller les pistes et ont menti
à répétition.
Ainsi, avant les révélations faites par Edward Snowden, le
directeur de la NSA, le général Keith Alexander, a déclaré que les informations
selon lesquelles la NSA détenait des données sur des millions ou des centaines
de millions de personnes étaient complètement fausses.
Devant un comité du Sénat, le directeur du renseignement
national, dont le rôle consiste à superviser les activités de la NSA, de la CIA
et de la myriade d’organismes américains du renseignement, a démenti catégoriquement
que la NSA recueillait des données, de quelque nature que ce soit, sur des
millions d’Américains.
Quoi qu'il en soit, la déclaration du président Obama n’est
guère surprenante quand on la juge à l’aune des antécédents de son
administration en matière de libertés civiques.
Elle est cependant extrêmement étonnante pour quiconque a
suivi l’ascension météorique d’Obama jusqu’à la présidence.
Au début des années 2000, Obama se posait en ardent
défenseur des libertés civiles. En 2003, alors candidat à un poste de sénateur,
il dénonçait avec virulence le Patriot
Act, le qualifiant d’odieux et de dangereux.
Le tournant dans la carrière d’Obama a été le discours
émouvant qu’il a prononcé lors de la Convention démocrate en 2004. Il s’est
alors attaqué dans les termes les plus vifs au Patriot Act, en particulier à l’article 215 sur l’accès aux
dossiers personnels. Paradoxalement, cet article allait devenir plus tard la principale
justification de la gigantesque opération de collecte de données menée par la NSA
sur des citoyens américains et étrangers.
Une fois élu sénateur, il a été coparrain du projet de loi intitulé
Security and Freedom Enhancement Act,
qui devait limiter la portée de l’article 215 du Patriot Act, voire l'enterrer. Dans un autre de ses
discours brillants, il a clairement manifesté son opposition à cette loi en
affirmant devant les autres sénateurs qu’elle portait gravement atteinte aux
droits des Américains et aux idéaux qu’ils chérissent.
Puis, tout a changé quand Obama est devenu président; il a soudainement
oublié ses doutes et ses préoccupations au sujet du Patriot Act et des libertés civiles et a abandonné tout scrupule
pour soutenir l’ensemble des programmes de renseignement.
Que s’est-il donc passé?
Il a y trois réponses possibles et se pencher sur chacune d’elle
peut nous aider à déterminer si nous pouvons nous fier sur l’État et sur les
responsables politiques pour protéger nos libertés civiles.
La première réponse est qu’après s’être installé à la
Maison-Blanche, Obama a eu accès à des informations qui lui étaient inconnues pendant
qu’il était sénateur et qui l’ont convaincu de ne pas s’inquiéter au sujet des
libertés civiles et de laisser carte blanche aux services de renseignement.
La deuxième est que les scrupules d’Obama s’appliquaient aux
autres dirigeants. Une fois au pouvoir, il est devenu beaucoup plus conciliant
à l’égard des infractions aux libertés civiles. Autrement dit, Obama est devenu
un rouage de l’État et le contrôle de l’information et du pouvoir est inscrit
dans les gènes de l’État.
Troisième réponse, enfin, Obama n’a pas totalement mis au
rancart ses inquiétudes et ses doutes, mais a d’abord pensé à sa
carrière : tous les fonctionnaires ou responsables politiques craignent de
faire des choix qui entraînent des résultats désastreux, surtout si ces choix
les rendent responsables d’un échec aux yeux du public. Toutefois, l’incapacité
à agir pour prévenir un échec est jugée tout aussi sévèrement. Il en découle
une tendance naturelle à adopter des mesures préventives énergiques. Vu l’impact
que pourrait avoir une attaque terroriste majeure contre des Américains sur l’héritage
politique d’un président, la tentation est très forte de soutenir les activités
secrètes de la NSA ou de la CIA qui visent en principe les terroristes, mais
qui dans les faits briment les libertés civiles et accroissent le pouvoir de
l’État sur ses citoyens.
Nous jugeons la première réponse peu convaincante; l’explication
la plus probable se situe probablement entre la deuxième et la troisième.
Mais peu importe la réponse, une conclusion plutôt cynique
peut être tirée de cet exercice. Dès qu’il accède à un poste de pouvoir suprême,
tout individu, aussi honnête et modéré soit-il, est susceptible de se comporter
exactement comme n’importe quel autre puissant dirigeant et d’appuyer la mainmise
de l’État sans se préoccuper des libertés civiles.
Si cela est vrai, nous serions bien naïfs de nous attendre à
ce que l’État puisse s’autocontrôler.
Un État dont les pouvoirs sont encadrés agit de façon
responsable envers les citoyens et la société civile et respecte les libertés
civiles. Mais il ne le fait pas de son propre gré; il le fait parce que la
société l’y oblige.
Dans ce cas, Obama ne lui pardonnera pas et ne le remerciera pas, mais nous devrions peut-être tous remercier Edward Snowden.
Si vous vous êtes rendu jusqu'à la fin de ce billet et je vous dis bravo.
Maintenant deux suggestions :
La première, une lecture à éviter : Le rêve de Machiavel, de Christophe Bataille.
Roman dans lequel Machiavel fuit la peste et la terreur. À mon avis, c'est ce roman qu'il fuit. Une phrase glanée au hasard : « Il récite de longs poèmes sans plus savoir si les mages ont parlé, ou les philosophes, ou les alchimistes, ou les chèvres ou les ânes... » Hi-han!
A-t-on envie de lire un roman qui commence comme ceci : « Il n'y a pas de Renaissance, il n'y a pas de temps anciens mais il y a dit-on des images secrètes.»? Je ne suis guère allé plus loin.
La deuxième, à voir, si vous passez par Florence d'ici la fin février, l'exposition La via al Principe à la Bibliothèque nationale de Florence qui souligne le 500e anniversaire de la publication du Prince. Manuscrits, enluminures, textes explicatifs. On en apprend beaucoup sur le parcours politique et littéraire de Machiavel, sur les bouleversements politiques qui ont secoué Florence et sur l'extraordinaire progression des arts et de la connaissance à la Renaissance.
( http://www.iviagginellastoria.it/fr/rubriche-2/mostre-ed-eventi/8832-la-via-al-principe-niccol%C3%B2-machiavelli-da-firenze-a-san-casciano.html)
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