dimanche 3 novembre 2013

Why Nations Fail

http://whynationsfail.com/
Entre deux billets, je me suis employé à convaincre des maisons d'édition ou des éditeurs sur le Web d'accepter ma traduction (en devenir) de ce livre. Pas de résultats encore, mais un bel exercice en dehors de la traduction alimentaire.
Les deux auteurs de Why Nations Fail parlent de pouvoir, de pauvreté et de prospérité et cherchent à expliquer les causes des inégalités. Ils démontrent, au moyen d'une foule d'exemples, que les pays pauvres sont victimes de leurs dirigeants, des élites qui « extraient » toute la richesse nationale pour leur seul profit. Dans les pays qui prospèrent, les dirigeants ont été obligés en quelque sorte de partager le pouvoir avec d'autres couches de la société. On passe de l'Empire romain à la révolution industrielle, de la Corée du Nord au Botswana. Je résume très sommairement.

Depuis la publication de leur livre, les auteurs tiennent un blogue dont j'ai traduit deux extraits. Il y est question de l'Ouzbékistan, dont le nom à la consonance exotique cache une bien triste réalité.


ENTRONS DANS L’UNIVERS DES NATIONS QUI ONT ÉCHOUÉ

Les exemples d’échec sont innombrables. Lorsqu’on parle de nations qui ont échoué, la Somalie ou l’Afghanistan viennent probablement tout de suite à l’esprit, les institutions étatiques s’y étant presque entièrement effondrées. Or, beaucoup d’autres nations ont échoué. Dans le contexte actuel de mondialisation et d’intégration, il existe d’immenses écarts en termes de prospérité économique entre les pays. Selon les plus récentes données de la Banque mondiale, le revenu par habitant aux États-Unis, soit 47 360 $, est environ 50 fois celui de la Sierra Leone, 40 fois celui du Népal ou 15 fois celui d’El Salvador ou de l’Ouzbékistan. Dans ces pays, l’État ne s’est pas écroulé comme en Somalie ou en Afghanistan, mais aucun n’a réussi à s’approcher de la prospérité dont jouissent des pays tels que les États-Unis, la Suisse ou l’Allemagne. Leur échec n’est pas moins porteur de conséquences que celui de la Somalie et de l’Afghanistan. Et il résulte tout autant des choix  faits par ces pays, ou pour être plus exact par leurs élites et leurs dirigeants.

Ce blogue vise à faire comprendre pourquoi les nations échouent et à interpréter les événements économiques, politiques et sociaux actuels à la lumière de la théorie que nous avons élaborée dans notre ouvrage intitulé Why Nations Fail.

Entrons donc dans le triste univers des nations qui ont échoué.

Un premier cas est l’Ouzbékistan. Pourquoi le revenu par habitant de ce pays équivaut-il à 1/15 de celui des États-Unis? L’explication se trouve-t-elle dans le « capital humain », - les Ouzbeks sont-ils moins instruits et moins compétents? La réponse a de quoi surprendre : l’inscription dans les écoles primaires et secondaires en Ouzbékistan se situe à près de 100 %, tout comme le taux d’alphabétisation. En y regardant de plus près, cependant, on constate un phénomène un peu particulier au sujet des écoles ouzbeks.

L’économie de l’Ouzbékistan est basée sur le coton, qui représente 45 % des exportations du pays. Les capsules de coton sont prêtes à être récoltées au début septembre, à peu près en même temps que la rentrée scolaire. Dès que les élèves arrivent, les écoles se vident et 2,7 millions d’enfants (selon les chiffres de 2006) sont envoyés par le gouvernement dans les champs de coton. Les enseignants deviennent alors des recruteurs de main-d’œuvre. Gulnaz, mère de deux de ces enfants, raconte :

Au début de chaque année scolaire, dans les premiers jours de septembre, les cours sont suspendus et, au lieu d’aller en classe, les enfants vont récolter le coton. Personne ne demande aux parents s’ils sont d’accord.  Les enfants n’ont pas congé le week-end [pendant les récoltes]. Si, pour une raison ou une autre, un enfant reste à la maison, son professeur ou le responsable de sa classe se présente au domicile et dénonce les parents. Chaque enfant se voit attribuer un quota, qui s’échelonne entre 20 et 60 kg par jour selon l’âge. Si l’enfant n’atteint pas son quota de la journée, il est réprimandé devant toute la classe le lendemain matin.

La récolte dure deux mois. Les enfants des campagnes qui ont la chance d’être envoyés dans des fermes situées près de chez eux peuvent faire le trajet à pied ou on les emmène au champ en autobus. Ceux qui viennent de plus loin ou qui habitent dans les villes doivent dormir dans des hangars ou des entrepôts, avec la machinerie et les animaux. Ils n’ont pas accès à des toilettes ni à une cuisine. Les enfants doivent apporter leur repas du midi. Au printemps, l’école ferme, car des travaux obligatoires de binage, de désherbage et de transplantation doivent être effectués.

En définitive, les enfants ouzbeks n’apprennent pas tant que ça dans les écoles de leur pays. Ils sont plutôt forcés d’aller travailler. Ce type de contrainte, dans les faits trop répandu, est caractéristique des institutions qui, en plus d’échouer à transmettre un capital humain aux enfants, sont à l’origine d’une faillite économique et sociale beaucoup plus large. Cette situation n’est pas le produit d’un accident ni le vestige inévitable de pratiques ancestrales.


Des institutions extractives en action : l’exemple de l’Ouzbékistan 

Pourquoi donc des millions d’élèves ouzbeks sont-ils envoyés au champ pour récolter le coton?

L’Ouzbékistan a obtenu son indépendance lors de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Islam Karimov, ancien premier secrétaire pour l’Ouzbékistan du parti communiste soviétique, s’est alors autoproclamé nationaliste ouzbek et est devenu président. Il l’est demeuré depuis en recourant à des élections frauduleuses et à la répression.


Après l’indépendance, les terres, qui étaient auparavant contrôlées par des entreprises appartenant à l’État, ont été distribuées aux fermiers, mais ceux-ci ne sont pas devenus libres pour autant de cultiver et de vendre ce qu’ils voulaient. Le gouvernement a en effet instauré des règles déterminant ce qu’ils devaient cultiver et le prix qu’ils devaient en demander. Cela signifiait pour les producteurs de coton une infime fraction du prix mondial et, même si vendre à ces prix n’avait aucun sens, le gouvernement les a obligés à le faire. Avant l’indépendance, la majeure partie du coton était récoltée au moyen de moissonneuses-batteuses. Vu la faible rétribution pour leur travail, les fermiers ont cessé d’investir dans la machinerie agricole ou de l’entretenir. Le travail forcé des enfants a donc été la méthode retenue par Karimov pour assurer la rentabilité des récoltes du coton.

Une partie de territoire de l’Ouzbékistan est aussi idéale pour la culture du thé, secteur dans lequel la société américaine Interspan a investi massivement. En 2006, cependant, la fille de Karimov, Gulnara Karimova, qui est diplômée d’Harvard et membre du jet-set international, a commencé à s’intéresser à ce marché. Gulnara est une femme aux multiples talents, comme on peut le voir sur son site Web (http://www.gulnarakarimova.com/en). Ainsi, elle fréquente des vedettes de rock comme Sting et a même chanté en duo avec Julio Iglesias (http://www.youtube.com/watch?v=oFDVWJ0N89U).

L’intérêt de Gulnara s’est porté sur les actifs et les marchés d’Interspan et s’en emparer n’allait pas se faire au moyen d’une offre alléchante. L’entreprise a en effet indiqué que des hommes armés de mitrailleuses, vraisemblablement des agents des services secrets ouzbeks, ont fait irruption dans ses bureaux et entrepôts et saisi ses actifs et ses stocks. Ses employés ont été quant à eux arrêtés et torturés. En août 2006, l’entreprise s’est retirée de l’Ouzbékistan et le thé est devenu l’affaire exclusive de la famille Karimov. Le marché du thé n’est pas le seul sur lequel  Gulnara Karimova aurait mis la main par la force et l’expropriation. Elle aurait utilisé les mêmes procédés pour acquérir des actions de la franchise d’embouteillage de Coca-Cola de même que des intérêts dans le secteur du pétrole. Elle contrôle le principal exploitant de téléphonie mobile du pays et a des participations importantes dans plusieurs autres secteurs, dont le ciment et les boîtes de nuit. (Ironiquement, l’une des autres filles de Karimov,  Lola, est une « militante pour les droits des enfants »!)

Prix de vente imposés aux producteurs agricoles par le gouvernement, travail forcé, expropriation de biens par les services secrets et la famille du président; ce ne sont là que quelques caractéristiques de ce que nous appelons des institutions économiques extractives — des institutions économiques dont la finalité est de dépouiller la population et les entreprises des ressources au profit d’une élite restreinte.

Comme la plupart des nations qui sont pauvres, l’Ouzbékistan échoue parce que sa population est  régie par des institutions économiques extractives, qui n’encouragent pas l’investissement ni l’innovation technologique et qui obligent les citoyens à exercer des activités contre leur gré ou pour lesquelles ils sont mal outillés (par exemple les fermiers qui sont contraints de cultiver un produit en particulier et les enfants qui sont forcés de récolter le coton au lieu d’aller à l’école).
 
Ce qu’il faut retenir surtout, c’est que la présence de ces institutions économiques extractives n’est pas fortuite; elles existent pour servir l’élite. On n’obligeait pas les enfants ouzbeks à récolter le coton lorsqu’il était produit par des entreprises d’État. Cette institution économique a vu le jour lorsque Karimov et ses acolytes se sont rendu compte que, vu les prix imposés aux fermiers, la production de coton dégringolerait.

3 commentaires:

  1. J'espère que ton travail va être récompensé. J'ai hâte de lire ce livre en français!!
    Denis

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  2. Pour moi, le fait que ce livre ne soit pas traduit en français est un grand mystère.

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  3. Je suis très intéressé ( le mot est faible) par ce livre.et je souhaite ardemment que tu puisses enfin le traduire . Quant aux mystères, on sait bien qu'ils ont habituellement des raisons d'être!

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